Revenir au site
Revenir au site

Changement ou métamorphose ?
Du stratège organisé à l’acupuncteur visionnaire

Par Nicolas Bühler

Temps de lecture : 5 minutes

Cela fait bien 300.000 ans que les humains ont le sentiment que « le monde change » : le chasseur-cueilleur des débuts de l’humanité a cessé un jour ses pérégrinations pour devenir un agriculteur-éleveur sédentaire sur un territoire fermé, un modèle qui a duré 3000 ans. Puis le changement s’est accéléré au 20° siècle avec le développement exponentiel de l’industrie et de la mondialisation des échanges. Depuis une vingtaine d’années tout va non seulement plus vite, mais plus loin encore dans la remise en cause des fondamentaux de l’époque précédente.

Deux illustrations : le progrès technologie et le modèle démocratique.

Au siècle dernier, l’homme s’est forgé des projets et a développé des technologies et des savoir-faire pour pouvoir les mener à bien. Dans la plupart des cas, des besoins concrets étaient les moteurs du changement et les technologies étaient des moyens d’y répondre. De ce fait, l’Homme et les usages évoluaient au moins aussi vite que les technologies et bougeaient dans le même sens : ainsi après la seconde guerre mondiale on a vu se développer dans les pays développés une société de consommation qui a énormément profité des technologies et stimulé leur renouvellement exponentiel.

Aujourd’hui, l’évolution des technologies et principalement celles de l’information obéit de plus en plus à un développement autonome souvent décoléré de l’intention initiale d’un usage précis : de la génétique au calculateur quantique en passant par l’intelligence artificielle, voilà autant de domaines dont la puissance va certainement bouleverser notre monde… sans qu’on sache bien en quoi ni comment. Les technologies évoluent maintenant beaucoup plus vite que l’Homme : contrairement à l’époque précédente où elles étaient considérées comme un facteur incontestable de progrès, l’évolution des technologies génère aujourd’hui beaucoup d’incertitudes et de peurs.

Deuxième illustration, la démocratie : Le vingtième siècle a été porté par la conviction par les pays développés que la démocratie libérale était le modèle suprême du progrès : dans des cultures inspirées par le protestantisme anglo-saxon, la preuve en a été donnée par l’extraordinaire développement économique des pays « démocratiques ». Mais, on l’avait bien compris dans la Grèce antique, la démocratie repose sur la désignation par le peuple d’élites dont les valeurs et l’engagement pour le bien commun sont incontestables, en d’autres termes qui sont incontestablement exemplaires et dignes de confiance. Sans aller jusqu’à se souvenir qu’Hitler a été démocratiquement élu, on voit de plus en plus souvent des grands élus agir contre le bien commun de leur pays, falsifier l’information comme bon leur semble ou encore détourner à leur profit des ressources publiques. Ce dévoiement du modèle démocratique, que l’on regardait avec une certaine bienveillance paternaliste chez quelques leaders africains, existe maintenant aussi dans des pays autrefois exemplaires. En conséquence les démocraties sont aujourd’hui affaiblies et se trouvent en compétition avec quelques grandes multinationales américaines (et demain chinoises ou indiennes) en termes de pouvoir et d’influence sur les populations.

Au-delà de ces deux exemples, nous assistons à l’effritement de la plupart des modèles qui ont structuré jusqu’aujourd’hui les pays développés. Trois exemples :

  • Les religions, écartelées entre la désaffection des croyants « normaux » et le développement de factions radicales et parfois extrémistes ;
  • La famille, longtemps havre de solidarité et de protection et aujourd’hui souvent disloquée.
  • La grande entreprise privée, pendant un siècle lieu de sécurité, de pérennité et de progrès, dont le crédit a été mis à mal par les grands épisodes de licenciement des 30 dernières années et par sa focalisation trop exclusive sur la rémunération des actionnaires.

Les peurs que créent toutes ces ruptures contribuent au déclin inexorable de la croyance qui a été au cœur du 20° siècle, que demain sera forcément meilleur qu’aujourd’hui.

Sans nos repères historiques et baignés dans un monde peuplé de nouvelles technologies et de nouveaux acteurs disruptifs, nous sommes aujourd’hui bien au-delà d’une simple transformation. Pour reprendre un mot d’Edgar Morin, c’est bien d’une métamorphose qu’il s’agit. Cet état particulier de changement est caractérisé par le fait que la plupart des composantes du système sont perçues comme simultanément instables ou en transformation profonde, sans espoir que ça se stabilise tout seul. Et dans ce contexte, l’entreprise est peut-être la seule « institution » capable demain de se réinventer et de recréer des repères dont nos sociétés ont tant besoin.

Alors si tout bouge et que nous avons perdu nos repères, est-ce que tout est perdu ?

Bien sûr que non : la seule chose qui est définitivement obsolète, c’est notre manière d’aborder les changements.

Face à un besoin de changement, la culture « industrielle » du vingtième siècle nous a donné des règles : faire un diagnostic, se fixer des objectifs, construire des plans d’action pour les atteindre, se doter de bons indicateurs de performance et d’un dispositif de pilotage, mobiliser les équipes… et tenir bon !

Dans un contexte de métamorphose, ça marche moins bien : Un diagnostic fiable et surtout reconnu comme tel est quasi impossible à réaliser dans un environnement complexe ; quand tout bouge l’objectif d’un jour est mis à mal le lendemain et c’est encore pire pour les plans d’action qu’il avait suscités ; mobiliser les équipes « comme un seul homme » est difficile pour des élites managériales dont la légitimité est affaiblie…

Dans une métamorphose, même en y mettant les moyens, il est très improbable d’obtenir une situation de stabilité raisonnable et la multiplicité des mouvements et des leurs interactions crée un niveau de complexité élevé : Pour les dirigeants et les managers, prendre des décisions stratégiques et tenir leurs objectifs dans le temps devient un exercice d’équilibriste et la chute n’est jamais loin.

Mais vue sous un autre angle, cette situation constitue une formidable opportunité de faire bouger en profondeur l’entreprise et de changer de paradigme, dans la perspective formulée par Colin Mayer de l’université d’Oxford « la raison d’être de l’entreprise n’est pas de produire des profits… mais de produire des solutions profitables aux problèmes de la société et de la planète ».

Alors comment faire pour surfer sur les turbulences de la métamorphose qui nous entoure et s’en servir pour rendre nos entreprises encore plus fortes ? Voici quelques propositions :

  1. Se convaincre, mais est-ce encore nécessaire, que la dimension humaine sera au cœur de la métamorphose : si de nombreux changements sont et seront technologiques, la transformation sera avant tout culturelle et passera par de nouvelles croyances créant de nouveaux comportements. Dans cette urgence de changement, il faudra donc « perdre » du temps pour beaucoup écouter, consulter, sensibiliser, éduquer… car c’est par l’action des gens que la métamorphose s’opèrera.
  2. Sécuriser l’essentiel, qu’on l’appelle mission ou raison d’être, valeurs partagées ou charte d’entreprise …. Plus l’essentiel sera solide, stable et internalisé par le plus grand nombre, plus la capacité de l’entreprise à se remettre en cause sera grande. L’émergence de grandes causes autour de la Responsabilité Sociétale et Environnementale crée beaucoup d’opportunités de retrouver du sens partagé.
  3. Regarder devant et prendre le risque de choisir un cap, une ambition, un horizon … une direction porteuse de sens qui oriente les efforts quotidiens dans la turbulence ambiante. C’est bien une nécessité paradoxale dans une métamorphose que celle de devoir se choisir un horizon « stable ».
  4. Faire confiance et partager largement l’information : rendre 99% de l’information disponible accessible à tous comme l’illustre la remarquable opération Vision 2030 lancée par Décathlon cette année. Si tous dans l’entreprise nagent dans la même piscine d’information et réagissent en temps réel, la puissance de transformation de l’entreprise s’en trouvera décuplée.
  5. Choisir la stratégie de l’acupuncteur : ses moyens d’action sont limités (de frêles aiguilles dont l’impact individuel est incertain) ; c’est dans la combinaison de plusieurs points sensibles qu’il lui faut rechercher l’impact ; il a en permanence une vision globale du corps humain et une intention thérapeutique claire qui lui permettent d’imaginer de nouvelles combinaisons d’aiguilles dont le potentiel pourrait être meilleur ; il a une approche modeste d’essai/erreur qui tient compte en temps réel de l’effet induit par ses actions et il considère qu’il est toujours possible de tenter quelque chose…

Le manager-acupuncteur ne perd pas trop de temps à faire des plans détaillés dont il faudra revoir plusieurs fois la cohérence et dont il faudra ensuite contrôler pas à pas l’exécution. Il met en œuvre une combinaison d’actions, souvent peu spectaculaires, choisie pour sa capacité systémique à créer une propension à atteindre le but recherché. Et surtout, il observe les effets en temps réel avec une égale capacité à arrêter tout de suite quelque chose qui ne marche pas et à lancer rapidement de nouvelles initiatives.

Ainsi, devant ce défi de passer de la gestion du changement au management de la métamorphose, le dirigeant doit probablement se métamorphoser lui-même, quitter les habits du joueur d’échecs pour ceux du joueur de Go, et apprendre à faire vivre dans le même corps un leader inspirant porteur de sens et un modeste acupuncteur chef d’orchestre des actions de terrain.

Pour contacter Nicolas Bühler : nbuhler@8emecontinent.com

Billet précédent
Les valeurs des grands patrons, ou quand Mark Zuckerberg...
Billet suivant
Fusion & Acquisition, ou quand le groupe Windsor peine à...
 Revenir au site
Tous Les Articles
×

Vous y êtes presque...

Nous venons de vous envoyer un e-mail. Veuillez cliquer sur le lien contenu dans l'e-mail pour confirmer votre abonnement !

OK