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Voilà un acte d’achat des plus élémentaires : acheter le vêtement le plus porté au monde, un jeans.
Pourtant ce soir-là en sortant de la boutique de l’enseigne 1083 (1), me voilà pris d’un enthousiasme inhabituel. De retour chez moi, je m’extasie :
Moi : Tu as vu mon nouveau jeans ?!
Ma femme : Oui pas mal, tu as fait une bonne affaire ?
Moi : Oui, c’est du 100% français, en tissu recyclé, ça m’a coûté 100 € et quand il est usé il est consigné !
Ma femme : OK ! tu t’es un peu fait avoir… tu aurais pu en avoir deux chez [marque 1] et même 3 chez [marque 2] en attendant les soldes.
Cette scène en apparence banale recèle plusieurs clés fondamentales de la révolution à opérer vers un nouveau capitalisme
Premier point, notre perception de la valeur d’un produit se distribue entre son prix, l’usage que l’on en a (utilité) et la marque, cet élément intangible qui touche l’irrationnel (nos émotions). Mais ne nous y trompons pas, le prix demeure LE critère dominant d’appréciation de la valeur pour les produits de consommation de base (dont le jeans de Monsieur et Madame Tout-le-Monde). La progression insolente de Lidl sur sa niche du discount en est d’ailleurs une manifestation évidente dans une grande distribution en pleine restructuration…
Et si… on commençait à apprécier la valeur d’un produit via un triptyque People/Planète/Profit (2) :
- People : quelle valeur « humaine » ce produit a-t-il générée ? Relocaliser le tissage en France a par exemple une valeur sociale importante !
- Planète : quel impact sur les ressources naturelles ce produit a-t-il eu (matière première, eau, produits chimiques, consommation d’énergie…) ? Par exemple, tendre vers une économie circulaire où la matière première vient de vêtements recyclés est un modèle éminemment vertueux !
- Profit : comment le profit est-il distribué sur la chaîne de valeur : depuis le producteur de coton (bio !) -ou l’association de collecte de vêtements à recycler, jusqu’à la boutique ?
Dans cette perspective, un jeans acheté 100 €, 100% recyclé et recyclable ayant contribué à la relocalisation d’une filière textile en France est une super affaire !
Second point, notre rapport à la quantité. Après tout pourquoi acheter un jeans quand on peut en avoir trois pour le même prix… réponse : « parce que j’ai besoin d’UN jeans ». Voilà qui devrait être la réponse de cet Homo Economicus si rationnel que la macroéconomie a longtemps décrit. Seulement voilà, depuis quelques décennies la « Behavioural Economics » (3) a parfaitement explicité ces biais qui font des consommateurs avant tout des êtres émotionnels, donc largement irrationnels.
L’un de ces biais, la norme sociale, permet de comprendre ce rapport à la quantité : celui qui a plus a mieux réussi ; il est plus élevé dans l’inconscient collectif. On touche ici du doigt le pas de géant à franchir car seule une nouvelle norme sociale pourra remplacer la précédente…
Et si… celui ou celle qui consomme à sa juste valeur (People/Planète/Profit) un produit était reconnu-e et valorisé-e par ses pairs ?
La responsabilité des grandes entreprises et de leurs consultants
Il faut être réaliste, on ne va pas faire changer 7,7 milliards de consommateurs en leur proposant d’acheter des jeans à 100 €…
Dans le capitalisme globalisé que nous connaissons, les entreprises sont probablement le levier le plus efficace pour transformer les usages (pour le meilleur ou le pire). Ce sont les mêmes capacités prodigieuses d’innovation, de production industrialisée et de marketing de masse qui recèlent l’espoir de façonner un nouveau rapport à la consommation. Par exemple…
- Pour les ingénieurs, designers et financiers : Comment produire un jeans 100% local et recyclé pour moins de 50 € et pourquoi pas 10 € s’il est produit et vendu en Asie ?
- Pour les marketeurs, les sociologues et les ethnologues : Comment développer massivement la consommation d’usage sur tous les produits de base au détriment de la consommation de possession (voiture, habillement, bricolage, équipement, loisirs…) ?
Le temps nous est malheureusement compté et le scénario d’un « collapse » (4) devient une vraie probabilité. Or, n’avons-nous pas réussi à changer le monde de la consommation entre 2000 et 2020 avec l’avènement d’Internet et du digital ? Il est temps d‘en faire de même avec le capitalisme dans son ensemble pour qu’il devienne inclusif et circulaire.
Pour corser le tout, une autre croyance limitante du capitalisme actuel doit sauter : celle de la compétition comme principal levier d’innovation. Comme l’ont brillamment démontré Pablo Servigne et Gauthier Chapelle (5) la coopération est, dans la nature, un levier d’innovation au moins aussi puissant et, en tout cas, plus économe que la compétition. Transposé aux marchés, c’est dans un vaste mouvement synergique entre start-ups, grandes entreprises et consommateurs que nous irons assez loin et surtout assez vite. Alors au travail !
(1) 1083 est une marque de jeans tissés, teints, fabriqués et vendus en France, 1083 KM étant la distance entre les deux villes françaises les plus éloignées (source : https://www.1083.fr/projet)
(2) Bruno Roche & Jay Jacub, Completing Capitalism - 2017
(3) La « Behavioral Economics » étudie les effets des facteurs psychologiques, cognitifs, émotionnels, culturels et sociaux sur les décisions économiques des individus et institutions (source Wikipedia)
(4) La « collapsologie » est un courant de pensée apparu au début du XXIe siècle qui étudie les risques d'un effondrement de la civilisation industrielle et ce qui pourrait succéder à la société actuelle (source Wikipedia)
(5) Pablo Servigne et Thibault Chapelle, L’entraide, l’autre loi de la jungle - 2017
Crédit photo : linfodurable.fr
Pour contacter Fabrice Bühler : fbuhler@8emecontinent.com