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L'entreprise écartelée

Par Nicolas Bühler

Temps de lecture estimé : 6 minutes

L’année 2020 constituera un point de bascule socio-politique

Le plus grand nombre a pris conscience, au moins en Europe, des faiblesses d’un modèle économique excessivement dominé par sa composante financière et cela d’une manière indubitable. En conséquence, se développe de manière spectaculaire une attente d’évolution ou de refondation de notre modèle de société autour du renforcement des valeurs d’humanité et de préservation de l’environnement. Et tout cela dans un contexte de tensions politiques fortes liées au rééquilibrage des rapports de force mondiaux, dans lesquels pour l’instant, l’Europe n’est pas gagnante.

La crise du Covid19 aura démontré le rôle central et essentiel dans notre société de tous les lieux de travail humain organisé

Les établissements publics qui « produisent » les bases de nos sociétés démocratiques (santé, éducation, défense, justice).

Les entreprises qui créent pour la population les produits et services indispensables, nécessaires ou de confort et qui, seules, créent véritablement de la valeur économique qui permet à l’ensemble d’exister.

Par ailleurs, on aura remarqué que l’on n’a pas beaucoup parlé des banques, les Etats jouant à leur place le rôle de financement de l’économie.

Les transformations attendues seront bien sûr orientées par le politique (pouvoirs publics et instances démocratiques), mais c’est souvent dans les entreprises et organisations que le nouvel équilibre attendu entre économique, humain et environnemental trouvera (ou pas) son équilibre opérationnel, par leur capacité à orienter progressivement les comportements vers ce nouveau monde.

Dans les mois qui viennent, les entreprises vont subir d’énormes pressions économiques exigeant des réponses à court terme : elles auront beaucoup moins de moyens et devront organiser leur survie ou leur repositionnement dans un contexte nouveau, marqué par des tensions de toutes sortes
 

Les parties prenantes de l’entreprise vont avoir des intérêts légitimement antagonistes à court ou moyen terme

  • Les actionnaires auront besoin de retrouver de la rentabilité et de la création de valeur, alors que leur patrimoine a perdu 40 à 80+ % de sa valeur. C’est légitime (et encore plus quand il s’agit de fonds de pension, qui gèrent les retraites de millions d’individus).
  • Les salariés vont demander une juste rétribution de leurs efforts et dans certains domaines (santé, éducation…), une revalorisation importante de leurs revenus C’est légitime.
  • Les partenaires, sous-traitants, fournisseurs sans lesquels l’entreprise risque de ne plus pouvoir fonctionner (ex sous-traitants automobile) vont demander de l’aide économique pour survivre. C’est légitime.
  • Les clients et surtout le consommateur final ne voudront/pourront pas être les payeurs de tous ces besoins d’argent. C’est légitime.

De plus, l’écosystème dans lequel opèrent les entreprises sera caractérisé par des luttes de pouvoir pouvant devenir violentes :

  • Au niveau macro : les politiques contre les maîtres du digital (les GAFA, qui renouvellent les luttes historiques entre les rois et les marchands…), les grands blocs (Chine, Inde, USA, Europe...), les pays européens entre eux…
  • Au niveau micro : les partis politiques, les mouvementes type gilets jaunes, les revendications catégorielles, les groupes extrémistes…

Et au milieu de tout cela les managers des entreprises ou organisations seront eux-mêmes écartelés entre les attentes de l’institution entreprise (efficacité, profit…), celles du corps social des collaborateurs (reconnaissance, valeurs humaines…), celles de l’écosystème … mais aussi à leurs propres convictions de citoyens.

Les mois de confinement révèlent pourtant des capacités exceptionnelles et ouvrent de nouveaux espoirs

En situation de crise, où la notion de « sens » est évidente (ex. la survie des personnes, la poursuite des services essentiels…), le dévouement, la solidarité, la coopération, la reconnaissance… se sont développés de manière exceptionnelle dans la vraie vie, sur les lieux de travail…
 

Cela traduit une capacité installée (culturelle) de transformation importante des attitudes et comportements comme des relations de travail qui se mobilise spontanément dans ce type de situation.

Si l’élan de refondation « sociétale » évoquée plus haut autour des valeurs d’humanité et de préservation de l’environnement se confirmait dans la société française, les entreprises et organisations, appuyées sur ces capacités, constitueraient des lieux privilégiés de transformation des comportements et de progrès.

Dans ce contexte, les entreprises et organisations se mettront en mouvement pour deux raisons :

La conviction, éventuellement militante, des décideurs de contribuer, via leurs entreprises et organisations, à une refondation de notre modèle de société… ou

La contrainte de le faire pour pouvoir continuer à attirer des clients et des collaborateurs pour lesquels les valeurs d’humanité et de préservation de l’environnement constitueront des critères de choix essentiels.

Pour les entreprises et organisations, émerge ainsi la nécessité d’une transformation profonde de leur business model au service de la performance économique ET de l’écologie sociale et environnementale… (recomposition des chaines de valeur et refonte des structures, conception d’un nouveau positionnement stratégique...) qui passera par une mutation de leur modèle culturel (modes de management et de prise de décision, organisation du travail et des relations interpersonnelles…) et cela dans un souci permanent d’agilité, requis par les incertitudes durables de leur écosystème.

C’est bien une entreprise écartelée qu’il va s’agir de faire vivre ou survivre

Les entreprises ou organisations qui ne se focaliseront que sur la restauration des profits créeront des tensions sociales difficiles à surmonter et leur image sera durablement noircie. Celles qui voudront surfer trop vite sur le changement de société qu’elles appellent de leurs vœux sans une attention suffisante à leur réalité économique mettront probablement en danger leur pérennité.

Dans les mois et années à venir, les entreprises et organisations n’auront pas d’autre choix que celui de prendre en compte simultanément ces deux exigences dans un équilibre subtil propre à chaque situation. Celles qui réussiront sauront mettre en œuvre une politique de compromis entre ces deux priorités leur permettant de créer pas à pas un élan mobilisateur vers un nouvel équilibre entre la recherche du profit et celle de la prise en compte des exigences environnementales et sociales.

La notion de compromis est parfois connotée négativement, comme le signe d’un échec (puisque chacun n’a pas pu obtenir cent pour cent de ses propositions). Il faut au contraire revenir à l’étymologie « promettre ensemble » et voir dans chaque compromis une marche de plus vers un futur partagé. On peut d’ailleurs se souvenir que le compromis est un des piliers du fonctionnement d’une démocratie.

Et si ce grand écart permettait de faire un grand pas ?

Trois conditions permettront de sortir par le haut de cette situation inconfortable.

Tout d’abord donner du sens.

Non seulement affirmer une intention, une volonté traduite si possible par la co-construction d’une raison d’être ou d’une mission, et surtout prouver, par des actions concrètes même petites, mais nombreuses et répétées, que l’entreprises avance pas à pas vers un meilleur équilibre entre sa performance économique et son impact environnemental et social. Le sens sera ainsi révélé par le constat partagé du chemin parcouru beaucoup mieux que par des grandes déclarations.

Ensuite challenger son modèle économique.

Dans nos missions de consultants, nous avons souvent vu des initiatives très positives, par exemple sur l’économie circulaire, s’arrêter net parce qu’elles semblaient incompatibles avec le modèle économique de l’entreprise. Bien sûr c’est très difficile de bouleverser un équilibre ! 
La période actuelle crée en fait un contexte favorable : le modèle économique de la plupart des entreprises est delà bouleversé. C’est donc bien le moment de changer de regard sur certaines composantes de l’équation économique de son métier et d’expérimenter de nouvelles pratiques.
Ici, toutes les techniques de l’innovation de rupture seront essentielles.
Le défi pour les dirigeants sera de lâcher prise et de s’autoriser à essayer.

La troisième condition est de maintenir la confiance.

Pour sortir vivante de la crise et, mieux, en sortir plus forte, chaque entreprise aura besoin d’une forte mobilisation collective sur sa transformation : des collaborateurs, des managers, des clients, des partenaires … Le fil rouge pour un changement réussi est la qualité relationnelle dont la pierre angulaire est la confiance. Seuls quelques aventuriers osent se lancer dans l’inconnu d’un changement sans un bon niveau de confiance dans les parties prenantes dont ils auront besoin pour avancer.

Un climat de confiance ne se décrète pas, surtout dans une ambiance de crise comme celle que nous vivons ; il se construit, se constate dans le dialogue et l’ouverture, se prouve et se renforce par des actions concrètes qui matérialisent les compromis et éclairent le sens partagé. Un climat de confiance peut se dégrader en très peu de temps. Reconstruire la confiance est possible et cela passe par d’incontournables remises en question et prises de conscience. Avant de se traduire dans des actes, le climat de confiance prend sa source dans l’intériorité de chacun.

Les managers seront les premiers concernés dans leur rôle essentiel de relation entre l’institution-entreprise et le corps social des collaborateurs.

Pour contacter Nicolas Bühler : nbuhler@8emecontinent.com

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